Octobre 2025 - N°15

édito

Déserts médicaux

Marc DELATTE ancien membre du CCNE, ancien parlementaire, membre de la Commission des Affaires Sociales et généraliste à Vailly-sur-Aisne, entre Reims et Soissons, à la frontière de la région Grand-Est. et Christophe DECHAMP, président du Conseil d’orientation champardennais

" Déserts médicaux", vaste sujet, diversement et abondamment traité, où chaque point de vue enrichit le débat sociétal et qui reste, in concreto, une préoccupation majeure pour nos concitoyens, en particulier les plus fragilisés.

Depuis de nombreuses années, la baisse de la démographie médicale laissait prévoir des difficultés d'accès aux soins en France. Pour préserver la liberté d'installation des médecins, quelques mesures incitatives discrètes ont été mises en place. En plus des bourses départementales ou régionales, le contrat d'engagement de service public (CESP), finance les études en échange d'un engagement à exercer dans une localité et une période définies. On pouvait y voir une solution incitative pour la lutte contre les déserts médicaux. Malheureusement elle est restée insuffisante. Les partisans d'une régulation de l'installation des médecins, telle qu'elle se fait pour les pharmacies, sont de plus en plus revendicatifs.

D'autres idées ont circulé, comme celle d'une période due à l'Etat, comme cela se fait pour certaines écoles. A cela on pourrait souligner que l'âge d'installation, vraisemblablement supérieur à celui de fin d'études dans de nombreuses écoles, est à prendre en compte.

Certaines idées fausses circulent également, certains assimilant le désert médical à une région à faible demande de soins.

Afin d'avoir une vision plus proche du terrain et plus experte sur la vision politique et éthique, j'ai eu l'opportunité d'interroger le Dr Marc Delatte, qui a rédigé l'Edito de ce numéro d'Echos Ethiques.

Professeur Christophe DE CHAMPS

"Déserts médicaux", vaste sujet, diversement et abondamment traité, où chaque point de vue enrichit le débat sociétal et qui reste, in concreto, une préoccupation majeure pour nos concitoyens, en particulier les plus fragilisés.

Le 25 avril dernier, un tout juste ancien Premier Ministre dévoile un plan de lutte contre ce fléau, qualifié de "mission de solidarité territoriale individuelle" (relevons l'antinomie quand la solidarité se conjugue au pluriel..), avec un objectif: 30 Millions de consultations par an au sein des zones sous- dotées, avec obligation pour les médecins d'y consacrer deux jours par mois.

Pourquoi, effectivement, n'y avons- nous pas songé plus tôt quand, en 2024, 6 millions de nos concitoyens n'ont pas trouvé de médecins traitants! Et que dire du fossé quant à l'accès aux soins entre territoires ruraux et urbains et quand 87% du territoire est classé désert médical.

Oui, c'est un crève- coeur pour nos concitoyens, nos élus lorsque leur médecin, faute d'avoir trouvé un successeur, après avoir repoussé maintes fois l'échéance, dévisse sa plaque (et il n'est pas rare alors de voir fleurir des panneaux "cherchons un médecin" à l'entrée des villages..).

Comment analyser ses effets d'annonces (encore récemment, on annonce la création de 5000 maisons de santé..) ? "Déshabiller Pierre pour habiller Paul", me direz- vous, si on s'en tient à la définition du dictionnaire (se tirer d'une difficulté en s'en créant une nouvelle).

Est-ce alors bien réaliste? Evidemment, cela va politiquement dans le sens de l'opinion; et l'ombre de la coercition, quant à l'installation des médecins, est dans le viseur, à chaque rentrée parlementaire.

Obligation, coercition, décisions verticales d'une politique du "y'a qu'a, faut qu'on" sont les fruits d'une logique comptable qui ne fait guère bon ménage avec les principes éthiques. Cela aggrave également la défiance du monde médical et porte également atteinte à l'ensemble de l'attractivité de la filière et à la vocation.

Pour autant, tout ce qui a été entrepris ces dernières années n'est pas complétement négatif, avec le déploiement des CPTS (1), le renforcement du rôle des sage-femmes, les délégations de soins, en particulier aux infirmiers, aux pharmaciens, la création d'un statut pour les IPA (2) , l'arrivée des acteurs numériques, notamment pour la gestion des rendez-vous, les téléconsultations (avec les limites que nous connaissons).

Dès que l'on touche à l'humain, la seule logique comptable mène à l'impasse. Alors, comment concilier nos valeurs éthiques, en résonnance, en quelque sorte, avec nos valeurs républicaines de liberté, d'égalité et de fraternité si le dialogue est absent du débat.

Revenons à nos missions de santé publique, non seulement l'accès aux soins pour tous, même si cela reste une priorité, mais aussi à la prévention, à l'éducation et à l'accompagnement des patients, dans toutes leurs dimensions (je pense à la santé mentale, à l'isolement, aux handicaps, au médico-social, aux problèmes liés à l'illettrisme, l'illectronisme). Cela nécessite du temps, de la volonté et des moyens.

Cela appelle à redéfinir ce que doit être la Santé publique, ses missions, à l'aune des enjeux des années 2000, en lien avec le vieillissement, l'inflation des maladies chroniques, des risques pandémiques mais aussi en lien avec la dynamique des progrès de recherche, des progrès technologiques (l'IA, la chirurgie ambulatoire, les techniques micro-invasives etc..) et scientifiques (nouvelles thérapeutiques, en onco- génétique notamment).

Dr Marc Delatte.

Définition

Explication d'un thème lié au questionnement éthique

Souffrance réfractaire aux traitements

Qu’est-ce qu’une souffrance réfractaire aux traitements ? Comment interroge-t-elle les pratiques soignantes ?

La sensation douloureuse informe des lésions ou du risque de lésion du corps, ce qui fait d'elle un signal vital. La souffrance quant à elle est la manière dont la douleur est vécue, supportée, voire interprétée par un individu. Souffrance et douleur semblent donc indissociables pour le thérapeute qui doit tout faire pour prendre en charge la douleur et soulager le malade1. Pour Patrick Lédée, il semble en effet impossible de « séparer douleur et souffrance car toute douleur est accompagnée d'un affect qui peut être qualifié de souffrance »2, et toute souffrance s'élabore à partir de l'histoire du patient. L'adjectif réfractaire qualifie pour sa part ce qui refuse d'obéir, de se soumettre, ce qui résiste.
L'association des deux mots montrent alors d'emblée un conflit entre un corps ou une psyché qui pâtie, au sens d'être livré à la douleur, et cette même douleur qui résiste aux tentatives thérapeutiques d'apaisement. « Une douleur est dite réfractaire quand elle ne se plie pas au traitement antalgique qui est évalué en fonction des possibilités actuelles de la science »3. Il s'agit donc de situations où la stimulation douloureuse et la souffrance dépassent les possibilités thérapeutiques. Il n'y a dès lors plus d'autres possibilités pour soulager la souffrance que d'intervenir sur sa conscience par une sédation.

Lorsque toute velléité de traitement curatif a été abandonnée, persiste l'impératif de la prise en charge de la douleur comme objectif du soin. La persistance de la douleur, la souffrance du patient, mettent aujourd'hui encore en échec le soignant. Cela vaut pour le patient qui n'en peut plus de souffrir, pour l'entourage qui demande un ultime réconfort, et pour le soignant qui ressent la limite de son action.
La douleur est une priorité de l'agir médical qui se croise avec un devoir moral d'humanité. Car l'échec curatif patent ne peut se traduire par un abandon de l'individu à sa souffrance vécue et transmise à ses proches.
La douleur ne peut pas toujours être exprimée par le langage, restant ainsi indéfinissable et indescriptible. Elle appartient à chaque individu. Il est indispensable de soulager la douleur humaine, pour « ce qu'on doit aux êtres humains, c'est-à-dire aux personnes dont nous reconnaissons qu'elles ont une condition similaire à la nôtre ? »4

Recherche

Coups d’œil sur la recherche en éthique

Pr Christophe de Champs, président du Conseil d'orientation champardennais de l'EREGE et Dr Yves Alembik, président du Conseil d'orientation alsacien de l'EREGE

Série Querer, la violence de genre et ses multiples facettes : analyse d’une œuvre cinématographique

Amandine ANDRUCHIW

La série Querer, diffusée sur Arte en juin 2025 : une œuvre charnière dans la représentation de la violence de genre, notamment pour son approche inédite de la violence économique et du viol conjugal.

1. Introduction et présentation de la série

La série Querer, diffusée sur Arte en juin 2025, est une mini-série espagnole réalisée par Alauda Ruíz de Azúa et composée de quatre épisodes d'une durée de 40 à 50 minutes chacun. Elle met en scène le parcours de Miren Torres, une femme qui, après trente ans de mariage, décide de porter plainte contre son mari Íñigo pour viol conjugal. Le titre Querer, qui signifie à la fois aimer, désirer et vouloir en espagnol, révèle d'emblée la complexité sémantique autour de laquelle les quatre épisodes (« Querer », « Mentir », « Juzgar », « Perder »)1 vont se déployer.
En effet, la série s'attache à narrer les étapes complexes de ce parcours qui est aussi un déchirement : la plainte initiale et ses répercussions sur l'entourage, le procès quelques années plus tard, puis l'issue judiciaire et ses conséquences sur chacun des protagonistes. Ce faisant, la série illustre la difficulté pour une femme de se projeter hors de l'emprise conjugale, d'accéder à l'autonomie économique ou simplement de retrouver une vie sereine avec un tel vécu.
Ce récit, salué par la critique pour son réalisme et la profondeur du jeu des acteur.ices, aborde des questions fondamentales sur la place de la parole des femmes dans la société à travers une histoire intime et sobre. Sans montrer frontalement la violence, la série en fait ressentir la réalité en adoptant un ton retenu qui invite à s'interroger sur ce qui fait preuve, sur la nécessité de croire la parole des victimes, et sur l'urgence de briser le silence collectif entourant ces questions. La série souligne en permanence l'ambiguïté du consentement dans le couple, la difficulté structurelle de croire la parole des femmes. Le procès, présenté sans artifice, devient alors le moment où la société se confronte à ses propres aveuglements. Celui-ci révèle combien les acteurs du système judiciaire, avec leur langage spécifique, échouent encore trop souvent à comprendre ce qui se passe dans l'intimité conjugale. C'est sans doute là que réside le principal intérêt de la série : dans ce vertige de l'incertitude et la difficulté inhérente au jugement, qui forcent le spectateur à questionner ses propres certitudes face à des situations où la vérité demeure insaisissable.
Querer constitue vraiment une œuvre charnière dans la représentation de la violence de genre, notamment pour son approche inédite de la violence économique et du viol conjugal. La série explore les complexités du consentement au sein du mariage et les dynamiques familiales face à la violence sexuelle domestique, en plaçant le spectateur dans la même position que le tribunal : il ne dispose que d'informations partielles, ce qui illustre un des principaux écueils qui rend ces cas réels si difficiles à juger.

2. Éléments d'analyse

Pour saisir pleinement la portée de cette œuvre, il convient d'examiner certains des mécanismes qu'elle met au jour. Cette analyse s'articulera autour de plusieurs axes complémentaires, du questionnement épistémique aux enjeux de santé, en passant par les dynamiques économiques et intergénérationnelles.

A. L'injustice épistémique : qui croire ?
La philosophe anglaise Miranda Fricker2 avance l'idée que certaines injustices naissent dans le domaine du témoignage, lorsqu'un préjugé vient diminuer la crédibilité accordée à la parole d'une personne dans un contexte donné. Il en résulte que certains sujets peuvent faire l'expérience d'une « injustice testimoniale », c'est-à-dire voir leur fiabilité comme témoin partiellement récusée, non pas en raison de leur conduite ou d'erreurs répétées qui justifieraient une telle perte de confiance, mais uniquement en fonction de caractéristiques sociales telles que leur sexe, leurs origines ou leur appartenance de classe. En d'autres termes, dans les cas d'injustice épistémique, la crédibilité d'un individu lui est retirée en raison de biais enracinés dans les rapports sociaux.
Dans sa réflexion, Fricker distingue deux formes principales de cette injustice. L'injustice testimoniale désigne le processus par lequel le témoignage d'un individu est disqualifié ou jugé peu fiable en raison de préjugés liés à son identité sociale. L'injustice herméneutique, quant à elle, se produit lorsqu'une personne ne dispose pas des ressources conceptuelles nécessaires pour interpréter et exprimer adéquatement son expérience. Dans ces situations, la personne est privée d'intelligibilité : elle peine à faire reconnaître ce qu'elle vit, parce que son environnement social ne partage pas les concepts permettant d'interpréter cette expérience. Cela résulte de formes diverses de marginalisation qui empêchent l'accès à ce cadre de compréhension. Comme le résume clairement la chercheuse Brenda Bogaert « Une personne peut subir une injustice épistémique si elle n'est pas « suffisamment » crue ou si elle n'est pas « suffisamment » comprise à cause de son appartenance à un groupe non dominant et à cause de biais qui permettent d'appréhender ces groupes. »3
La série Querer illustre avec force le glissement possible entre ces deux types d'injustice. Le personnage de Miren semble en effet traverser d'abord une phase d'injustice herméneutique : n'ayant pas accès aux outils conceptuels nécessaires pour nommer ce qu'elle vit, elle est longtemps incapable de reconnaître et de qualifier son expérience de l'emprise et du viol conjugal. Lorsque, progressivement, elle acquiert les moyens de comprendre et d'énoncer sa situation, elle se heurte à un autre obstacle, celui de la décrédibilisation sociale et institutionnelle du témoignage féminin. Le récit met ainsi en évidence le passage d'une injustice herméneutique à une injustice testimoniale : dès lors qu'elle devient, accompagnée de son avocate, capable de dire son vécu, Miren voit sa parole systématiquement mise en doute, au point d'être rejetée ou assimilée à un mensonge. L'épisode du procès apparaît particulièrement révélateur à cet égard : sa crédibilité est attaquée et son discours disqualifié au nom de préjugés profondément ancrés sur la parole des femmes en matière de violences conjugales, la réduisant à l'image d'une menteuse ou d'une femme instable. Cette difficulté à croire la parole des femmes s'aggrave encore quand la violence elle-même semble ne pas laisser de traces matérielles visibles.

B. Le viol conjugal : repenser la violence au-delà du visible

La réalisatrice Alauda Ruíz de Azúa a choisi de ne pas filmer explicitement les agressions afin d'approfondir la compréhension de la violence au-delà de l'acte physique. Cette décision permet à la série, d'une part, de défaire l'association courante de la violence conjugale aux seuls coups et contusions, et, d'autre part, de mettre en évidence les stéréotypes sexistes qui persistent dans la société, notamment dans le domaine judiciaire.
Ainsi, la série dépeint la difficulté à reconnaître et à dénoncer la violence sexuelle au sein du mariage, qui résulte bien souvent d'un processus diffus, complexe et multifactoriel. L'exemple du viol conjugal est révélateur : longtemps nié par les conventions sociales et légales, il demeure encore trop souvent confusément réduit ou associé à la notion obsolète de « devoir conjugal », remettant en cause la possibilité même du viol au sein du mariage. Cette construction sociale patriarcale, en persistant dans les mentalités, contribue à relativiser la violence sexuelle conjugale, à la légitimer, voire à la rendre impensable, alors qu'il est nécessaire de la reconnaître comme une violence à part entière.
Par conséquent, dans Querer, la violence est essentiellement narrée à travers des conversations et des interrogatoires. Miren y explique l'absence de consentement, même sans usage manifeste de la force physique, dans un contexte de vie en permanence marqué par l'emprise de la peur. La décision de ne pas montrer directement la violence sexuelle ou physique met alors l'accent sur ce qui se joue en dehors de la chambre : c'est là que se trouvent les clefs de compréhension pour saisir ce qui se passe à l'intérieur.
Cette violence « invisible » s'appuie notamment sur des mécanismes de contrôle économique qui constituent l'un des ressorts les plus efficaces de l'emprise conjugale.4

C. La violence économique comme instrument de contrôle : implications plurielles

Une des originalités de cette série réside dans la mise en lumière des mécanismes de violence économique, que l'on peut définir comme le contrôle total des ressources, lequel rend une personne dépendante. Or, cette forme de violence ne se réduit pas à une simple privation matérielle : elle agit en réalité comme une barrière structurelle à la dénonciation et contribue ainsi à l'aggravation du cycle de violence.5
Dans Querer, cette dynamique se concrétise de manière particulièrement frappante. En effet, la violence économique s'y manifeste principalement par le contrôle total des finances exercé par Iñigo, qui prive Miren de ses propres ressources et d'un emploi, la rendant ainsi, économiquement, totalement dépendante. Mais au-delà de cette dépendance immédiate, cette stratégie produit également un effet secondaire décisif : elle conduit à l'isolement de Miren, l'éloignant non seulement de sa mère mais aussi de l'ensemble de sa famille, et perpétue de ce fait la situation de violence dans toute ses dimensions.
À ce stade, il importe de souligner que la configuration relationnelle représentée dans l'histoire – une femme issue d'un milieu modeste épousant un homme de condition plus aisée – illustre un paradigme classique de l'asymétrie de pouvoir conjugal. Ce schéma initial n'est en effet pas neutre : il tend, par nature, à générer une dépendance économique structurelle, laquelle peut ensuite être instrumentalisée comme levier de contrôle psychologique et social.
Dans cette perspective, la série met en évidence de façon remarquable l'interconnexion et l'interdépendance des différentes formes de violence. Ainsi, le refus sexuel de Miren peut entraîner des sanctions économiques de la part d'Iñigo ; cet enchaînement favorise son isolement, tandis que les menaces et humiliations qu'elle subit renforcent une peur permanente. Progressivement, se tisse donc une véritable toile d'inégalités de pouvoir où chaque dimension de la violence semble nourrir et intensifier l'autre.
C'est précisément dans cette logique que Querer documente méticuleusement ce que la psychiatre américaine Judith Herman a initialement conceptualisé comme « traumatismes complexes », résultant d'expositions prolongées à des situations de contrôle et d'emprise. Selon Herman, « le trauma complexe décrit la symptomatologie des individus ayant subi des traumatismes prolongés ou multiples, dans des situations où l'évasion était difficile, voire impossible. Ce trouble se caractérise entre autres symptômes par des changements profonds dans la régulation des émotions, la conscience et la perception de soi, et les relations interpersonnelles ».
De fait, la série met en lumière les répercussions sanitaires directes des violences conjugales, particulièrement dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive. L'émergence de douleurs chroniques est présente lorsque Miren évoque lors de ses entretiens avec les autorités les conséquences physiques des viols répétés subis pendant trois décennies. La série privilégie cependant la représentation des troubles psychopathologiques (symptômes dépressifs, anxieux, post-traumatiques) : l'état de vigilance constant de Miren et ses réactions de sursaut illustrent le stress post-traumatique. Celui-ci constitue une des manifestations les plus fréquentes de ces violences, en lien avec des processus de culpabilisation et de honte intériorisés. L'émergence de stratégies dissociatives face à ces traumatismes est particulièrement intéressante : si la dépersonnalisation préserve l'intégrité psychique, elle peut favoriser, paradoxalement, le maintien des violences en compromettant l'évaluation du danger. Cette dynamique apparaît clairement lorsque Miren, revenant du commissariat, malgré sa démarche de libération, « se fige » face au retour imprévu de son mari et reproduit automatiquement les gestes domestiques habituels (préparer un steak), illustrant comment la dissociation entrave parfois les stratégies de protection.6
Or, simultanément à cette emprise psychologique, l'isolement familial orchestré par le conjoint semble pouvoir être lu comme une stratégie de désaffiliation sociale, visant à éroder les réseaux de soutien traditionnels de la victime. Dès lors, la question de l'accès à la justice devient un enjeu nodal : en effet, les coûts judiciaires représentent une barrière économique insurmontable pour des femmes privées de ressources financières autonomes. Cette difficulté systémique illustre de façon exemplaire ce que recouvre la notion même de « violence économique » : la privation de moyens matériels se transforme en instrument de perpétuation de la violence conjugale.
Finalement, la dégradation du niveau de vie de Miren consécutive à la procédure judiciaire vient mettre en lumière un paradoxe particulièrement cruel : la quête légitime de justice s'accompagne d'une aggravation de la précarité. Ainsi, la victime subit une véritable double peine, démontrant comment le système censé la protéger contribue ironiquement à sa précarisation. Par ailleurs, ces dynamiques de pouvoir et de contrôle ne s'arrêtent pas à la relation conjugale mais irriguent l'ensemble de la cellule familiale, notamment à travers la transmission intergénérationnelle des modèles de domination.

D. Reproduction intergénérationnelle des structures patriarcales

Un autre élément que la série met particulièrement bien en évidence, ce sont les réactions contrastées des deux fils adultes de Miren et Iñigo, Aitor et Jon, qui se retrouvent comme contraints de choisir un camp suite au dépôt de plainte. Cette situation exerce une pression immense sur eux et leur entourage. Les deux frères se retrouvent pris dans un véritable dilemme débordant sur leur vie personnelle : croire leur mère ou soutenir un père qui défend son innocence et ne se perçoit pas comme un agresseur. Confrontés à des loyautés divisées, ils subissent les conséquences directes de la violence intrafamiliale et du processus judiciaire, transformant peu à peu profondément leur conception de la famille.
Aitor, l'aîné, illustre parfaitement la reproduction initiale des schémas patriarcaux. En tant qu'homme marié père d'un jeune enfant, il s'identifie instinctivement à la position masculine dominante et refuse de remettre en question le modèle paternel qu'il a intériorisé. Au début de la crise, il admire son père, prend son parti face aux accusations maternelles et reproduit ses comportements dans sa propre relation avec sa femme Izaskun et son fils.
Néanmoins, son personnage évolue progressivement vers une remise en question du récit paternel. Cette trajectoire démontre que l'internalisation des attitudes patriarcales peut être « désapprise » et qu'il est possible de choisir consciemment le type de masculinité à incarner plutôt que de perpétuer automatiquement les schémas hérités. À la différence de son frère, Jon échappe initialement aux codes de genre patriarcaux traditionnels. Étudiant dans la vingtaine, sociable et ouvertement bisexuel, il s'autorise à être davantage sensible et empathique. Lorsque sa mère lui explique les raisons de sa plainte, il l'accueille, l'héberge, l'aide et, malgré ses doutes et ses incertitudes, accorde crédit à sa parole, tout en restant plus en retrait, davantage dans le silence que son frère. Les réactions différentes des deux frères illustrent comment les enfants tentent de concilier leur vécu familial avec leur présent. Tiraillés, ils essaient de « recoller les morceaux » tout en perpétuant inconsciemment les dynamiques de pouvoir qu'ils ont observées ou subies dans leur famille : la colère, le déni, le silence. La série démontre ainsi comment les schémas de domination masculine s'intériorisent et se transmettent à travers les générations, les enfants reproduisant malgré eux les rapports de pouvoir de la cellule familiale dans leurs propres relations futures.
Dans cette analyse des masculinités, il est intéressant de voir qu'Iñigo, le père, représente une masculinité traditionnelle et conservatrice, incarnant une forme de banalité du mal patriarcal largement acceptée dans la société. Perplexe face à la plainte, il ne se considère pas comme un agresseur, ne correspondant pas aux stéréotypes qu'il s'en fait. En effet, personnage manipulateur malgré son apparence de respectabilité, il pense que son profil socio-économique (bien éduqué, aisé et bien entouré) est absolument incompatible avec celui d'agresseur. Il croit au mythe associant les agresseurs à un milieu défavorisé ou à un faible niveau d'éducation.
Querer révèle, en outre, comment la violence de genre se maintient aussi par les pactes de complicité entre hommes, comme l'illustre le témoignage favorable de son ami Ramón au procès. En acceptant de témoigner en sa faveur, Ramón manifeste une solidarité qui dépasse le jugement moral des actes commis. Plus encore, il justifie l'agressivité d'Iñigo envers Miren qu'il avait observée lors d'un réveillon, normalisant ainsi la violence conjugale. Cette attitude illustre comment les hommes peuvent former des alliances tacites pour protéger l'un des leurs, même face à des comportements violents. Le témoignage de Ramón transforme donc l'espace judiciaire en un lieu où la violence masculine trouve une légitimation collective, perpétuant les mécanismes de domination patriarcale.

En somme, Iñigo, Aitor et Jon sont trois hommes de générations différentes dans l'entourage de Miren, qui permettent d'aborder la violence de genre dans sa dimension à la fois structurelle et intersectionnelle, révélant les mécanismes complexes de transmission et de reproduction des schémas patriarcaux. Au-delà de ces dimensions sociologiques et psychosociales, la série n'occulte pas non plus les répercussions concrètes de ces violences sur la santé physique et mentale des victimes. Cette attention portée aux victimes se traduit également par des choix esthétiques et narratifs qui participent d'une véritable politique de la représentation.

E. Une esthétique de la résistance et de la réappropriation

Enfin, Querer participe activement à la déconstruction de ce que Laura Mulvey, figure majeure du féminisme anglais, analyse comme le « regard masculin », le male gaze, dans les représentations audiovisuelles.7 Cette notion s'avère prépondérante pour comprendre comment l'image sexualisée de la femme, souvent proposée en position d'extrême vulnérabilité, constitue le symbole d'une domination masculine permanente, intériorisée. En effet, qu'il s'agisse du cinéma ou de l'espace urbain surchargé de messages publicitaires, le male gaze incarne bien souvent cette asymétrie puissante entre la considération du féminin et celle du masculin.8
Au rebours de cette tradition représentationnelle, la série refuse systématiquement la spectacularisation ou la glamourisation de la violence, notamment sexuelle. L'œuvre propose une esthétique de la retenue qui restitue l'agentivité des victimes plutôt que de les réifier en simples objets de compassion. Cette approche visuelle constitue en elle-même un acte de résistance contre les codes narratifs traditionnels. Par conséquent, l'œuvre s'inscrit dans une démarche délibérément pédagogique visant à développer la conscience critique du public face aux mécanismes d'oppression. Elle transcende ainsi le simple divertissement pour participer activement à la transformation des représentations sociales dominantes. L'œuvre s'inscrit dès lors dans une forme de réappropriation féministe des récits. Et sans doute faut-il souligner plus que tout la fait que cette réappropriation ne s'effectue pas par la simplification des enjeux. Au contraire, c'est la complexité du cas, avec ses témoignages contradictoires et son manque de preuves claires, qui place délibérément le spectateur dans une position d'incertitude quant à la vérité des faits. Cette stratégie narrative s'avère particulièrement habile : en effet, le spectateur se retrouve confronté à la même incertitude et à la même ambiguïté que les fils et la cour de justice face aux récits contradictoires de Miren et Iñigo. Cette mise en abyme permet au public d'expérimenter concrètement la complexité des situations de violence conjugale, où l'absence de preuves tangibles ne signifie pas l'absence de violence.

Au terme de cette réflexion, il apparaît que Querer dépasse le cadre du simple récit télévisé : en croisant différentes approches, la série met au jour les mécanismes profonds qui organisent et perpétuent la violence conjugale. Sa force tient à l'articulation entre l'expérience singulière de Miren et les logiques structurelles d'un système qui, tout en proclamant l'égalité femme-homme, perpétue des rapports de domination institutionnels, économiques et culturels. De plus, Querer interroge les conditions mêmes d'une justice véritable : en plaçant le spectateur dans l'incertitude partagée par les protagonistes et les institutions, elle questionne critères de la preuve, valeur du témoignage et biais interprétatifs. Elle invite ainsi à dépasser une approche purement juridique pour envisager une transformation plus profonde des mentalités et des structures sociales. En outre, l'originalité de l'œuvre réside dans sa manière d'inscrire la violence dans le temps long : non réduite à l'acte ponctuel, elle s'impose comme un continuum et se transmet de génération en génération, ouvrant des perspectives nouvelles pour comprendre, mais aussi briser, les cycles de la domination. Enfin, Querer ne se contente pas de documenter un phénomène social : elle propose une véritable pédagogie de l'émancipation. En refusant les facilités du manichéisme comme celles du voyeurisme, elle invite à une réflexion nuancée sur les conditions d'émergence d'une société plus égalitaire. Son apport dépasse dès lors le champ artistique pour nourrir les débats contemporains sur la justice, l'égalité et la transformation sociale.

Pour aller plus loin :

événements

Un retour argumenté sur les manifestations réalisées ou soutenues par l’EREGE

Laure Pesch, coordinatrice du site d’appui alsacien

Série de webinaires : Que disent les mots des lois sur la fin de vie ? Comment interrogent-ils la pratique clinique ?

Regards croisés sur les mots utilisés dans les textes de lois sur la fin de vie

Organisés par le site d'appui alsacien de l'EREGE ces quatre webinaires avaient pour objet d'explorer les mots utilisés pour définir les conditions qui pourraient justifier sur le plan l'égal une demande d'aide à mourir. Chaque webinaire a été l'occasion d'aborder le sens littéral des mots mais aussi leur signification dans la pratique clinique et la relation de soin à travers des regards croisés de médecins, psychologues, psychiatres…

Webinaire 1 : Que disent les mots de la fin de vie ? La maladie incurable
Webinaire 2 : Que disent les mots de la fin de vie ? Pronostic et incertitude
Webinaire 3 : Que disent les mots de la fin de vie ? Douleur réfractaire et souffrance psychique
Webinaire 4 : Que disent les mots de la fin de vie ? Souffrance insupportable

media

Des liens vers des émissions TV, radios, podcast, webinaires, conférences... intéressants du point de vue éthique

Bénédicte Thiriez, coordinatrice du site d'appui lorrain

PDF

A propos de Mon soutien psy

Rappel des fondamentaux éthiques et scientifiques de la pratique des psychologues

Dans cet article publié par l'Association des psychologues Freudiens (membre de la Convergence des psychologues en lutte Sébastien Ponnou, Professeur en sciences de l'éducation à l'université Paris 8), rappelle les fondamentaux éthiques et scientifiques de la pratique des psychologues en lien avec la crise actuelle de la prise en charge de la santé mentale en France.
Il répond ainsi point par point aux vues longuement déployées par le Professeur Franck Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie au Ministère de la solidarité et de la santé, dans un entretien au magazine hebdomadaire L'Express. Pour permettre au lecteur de saisir la complexité des enjeux actuels concernant l'exercice de la profession de psychologue, les PF publieront en quatre fois l'état des lieux que fait notre collègue, le commentaire continu et les perspectives alternatives qu'il propose au dispositif Mon soutien psy.

https://drive.google.com/file/d/1N6IZeuAFdOU5rxqIIWxRGWb83RU4JiP-/view?usp=drive_link

par Claude Schauder, membre du Conseil d'orientation du site d'appui alsacien

Podcast

Deleuze retrouvé : 16 leçons de philosophie - France culture

Quoi de mieux pour comprendre la philosophie de Deleuze de pouvoir écouter ses cours comme si on y était !

C’est ce que propose France Culture dans cette série de 16 podcasts d’une vingtaine de minutes issus d’enregistrements des cours du philosophe, il traite de sujets politiques, philosophiques et aborde également les travaux d’autres penseurs tels Foucault, Heidegger ou Nietzsche.

https://www.franceculture.fr/emissions/deleuze-retrouve-16-lecons-de-philosophie-ecouter-le-podcast-et-replay

Podcast

bell hooks : Enseigner pour libérer – France culture

Se libérer des différentes formes de domination.

Cette féministe américaine contemporaine traite des sujets de classe, de race et de genre, elle est particulièrement tournée vers l’éducation, l’enseignement et la transmission qui sont pour elle la seule manière de se libérer des différentes formes de domination. Elle met en avant le Care dans l’enseignement. Sa trilogie éducative a été traduite récemment : Apprendre à transgresser ed Syllepse 2019, Apprendre ensemble. Une pédagogie de l’espoir ed Syllepse 2024 et Apprendre la pensée critique, à paraître.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec/episode-5-une-pedagogie-de-la-liberation-6883535

Video

Ecole, le défi de l’égalité – Documentaire CNRS en coopération avec Le Monde

En France, notre système scolaire est très inégalitaire.

Ce reportage nous ouvre aux conséquences du système actuel et aux solutions qui peuvent être mises en œuvre afin d’y remédier.

École, le défi de l’égalité | Documentaire CNRS

culture

Tour d’horizon d’œuvres qui nous permettent d’aborder des questionnements éthiques de manière singulière

Laure Pesch, coordinatrice du site d'appui alsacien

 

Culture
Lecture : Roman d’anticipation

Résistance 2050

de Amanda Sthers et Aurélie Jean, Editions de l’Observatoire, avril 2023, 198 pages.

Cet ouvrage écrit à quatre mains par la romancière Amanda Sthers et la scientifique Aurélie Jean nous intéresse car il est à mi-chemin entre le roman d'anticipation et la science-fiction.
Sur un fond d'affrontement entre deux visions du monde : les personnes équipées d'une puce et celles qui luttent pour ne pas en porter, les deux autrices nous apportent une réflexion sur la liberté et l'autonomie au travers du progrès scientifique.
Qui ne rêverait pas de ce monde où la médecine permet de réguler sommeil, alimentation et de vaincre les maladies comme la maladie d'Alzheimer ? Un monde où chacun peut bénéficier de ces progrès médicaux remboursés par la sécurité sociale au travers d'une politique de prévention efficace : l'égalité des chances serait-elle atteinte ? La population travaille moins car elle a gagné en efficacité grâce à une optimisation de ses facultés intellectuelles, la productivité est au beau fixe. Les humains pucés ne subissent plus les assauts de leurs humeurs car elles sont régulées : plus de violence ni d'agressivité. Les prisons ont même disparu car les germes des pensées révolutionnaires ou agressives sont traités à la racine, les individus sont connus de l'intérieur. Ces milliards de données émanant des individus sont compulsées par des logiciels jour et nuit afin de traquer le moindre écart ou dysfonctionnement à régler. Alors qu'on pourrait d'emblée penser à une évolution de notre monde vers une société idéale, on sent poindre ses limites.
Ce sont ces freins que prônent les personnes non équipées, les résistants qui vivent reclus dans des zones précisément identifiées sans bénéficier de tous ces progrès. Des humains qui ne sont plus vraiment adaptés à cette transformation sociétale : beaucoup de droits leurs sont refusés, tels la sécurité sociale, l'accès au monde leur est également limité car l'identification se fait via la puce. L'égalité tant mise en avant par les pucés ne les concernerait alors qu'eux-mêmes ? La liberté semble également mise à mal dans le monde des résistants qui voit émerger des figures de proue antiscience auxquelles les humains se remettent. L'humain serait-il alors forcément condamné à la servitude, une servitude qui serait volontaire ?
Ce livre, en nous présentant les progrès scientifiques que nous touchons du doigt, nous invitant à les imaginer à une échelle nationale et même internationale, afin de mettre en perspective ses dérives possibles et pouvoir, comme le veut l'éthique, percevoir toutes ces zones grisées entre le blanc et le noir.
Les deux héroïnes poursuivant toutes les deux un combat pour le bien de l'humanité sont pourtant dans deux camps qui s'affrontent, on perçoit leurs doutes et leurs questionnements, leurs agissements personnels parfois en opposition avec leurs idées politiques.
L'utilisation d'utérus artificiels est-elle un progrès pour l'humanité car elle favorise l'égalité-homme-femme ? ou un risque car elle désacralise une relation particulière entre humains ? L'homme peut-il absolument tout résumer à des programmes et des données, à quel moment doit-il reprendre le contrôle et faire valoir la valeur ajoutée de son humanité ?
Quid de l'art dans un monde hyper contrôlé et uniformisé ? Quid de la créativité et de l'imagination dans ce monde aseptisé ?
Les prisons ne deviennent plus nécessaires dans un monde où chacun donne une part de sa liberté, où le contrôle devient raison pour prévenir des risques toujours plus nombreux, mais aussi toujours plus maitrisables.
Quelle issue pour l'humanité ?

Recension : Bénédicte Thiriez

Essai accès aux soins

Calais, une médecine de l’exil

de Chloé Tisserand, Editions des Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Singulières Migrations », 2023, 223 pages

Que devient l’institution hospitalière lorsque la frontière s’y invite, inscrivant la séparation au cœur même du soin ? Comment accueillir et prendre soin de celles et ceux dont l’existence est traversée par l’errance, la violence et le déracinement ?

Chloé Tisserand, sociologue, réalise, entre 2013 et 2019, dans le cadre de son travail de thèse, une enquête ethnographique auprès des professionnels de santé de la permanence d'accès aux soins (PASS) de l'hôpital de Calais, ville, aux portes de l'Angleterre, devenue le paradigme de politiques migratoires répressives. Cet ouvrage est issu de ce travail, dans lequel elle analyse la manière dont ce « lieu-frontière » (p.32) transforme les pratiques médicales, les institutions hospitalières et les relations soignants-soignés.
En centrant son analyse sur le point de vue des soignants, Chloé Tisserand s'attache à décrire une « médecine de l'exil à la frontière » (p.12) où les soignants sont confrontés à la prise en soin de personnes migrantes et précaires, dont les corps et les esprits portent les marques de la frontière : l'errance, la violence et l'exclusion.
Dans un premier chapitre intitulé « Une médecine médico-sociale pour les désaffilié.es » (pp. 35-94), Tisserand analyse notamment les blessures physiques et psychiques des exilé.es. Dans un « lieu-frontière » traversé par le sanitaire et le sécuritaire, Tisserand y présente « La frontière comme facteur de vulnérabilité » (p. 37). En effet, l'arrachement au pays, les frontières et l'inhospitalité fragilisent le corps et l'esprit des exilé.es. Le corps narre les routes traversées (abcès aux pieds, sutures, entorses, blessures liées aux violences policières, mains arrachées sur des barbelés etc.). La peau témoigne des épreuves vécues par des corps « illégalisés » (p.42). Les histoires vécues sont dures, voire sordides, la santé psychique est malmenée.
Comment soigner les êtres en errance ? Comment soigner les êtres qui fuient la guerre ? Comment soigner sans carnet de santé, sans antécédents médicaux, des êtres qui existent dans des conditions de vie indignes et périlleuses ? Comment soigner des exilés stagnants, bloqués, dans une zone de transit ? Comment prendre en soin une biographie, un récit de soi que les différences culturelles et linguistiques recouvrent souvent de silence ? Tisserand démontre que les réponses à ses questions ne sont pas purement sanitaires ou médicales, mais qu'elles ont également des dimensions sociales, qu'il existe une tension, une difficulté de concilier soins médicaux et accompagnement social.
Dans un deuxième chapitre, intitulé « une médecine de l'instant » (pp. 95-128), il s'agit alors pour la sociologue de montrer comment la précarité des trajectoires migratoires engendre une médecine d'urgence, fragmentée, où le suivi médical est quasi impossible et où l'incertitude domine tant pour les patient.es que pour les soignant.es. Ces dernier.es devant alors faire preuve de créativité pour à la fois prendre en compte l'urgence, et la gestion difficile de leurs propres émotions. Face à une « médecine symptomatique de l'impuissance soignante » (p.112), c'est au travers d'une « médecine des petits riens » et le déploiement du care que les soignants expriment leur volonté de continuer à agir, prendre soin, pour « garder raison dans un monde insensé » (p.128), pour se défaire de ce qui entrave leur pratique, pour proposer des « soins qui tiennent la route » (p.130), en toute solidarité. La sollicitude et la précaution deviennent guides du prendre soin. Les regards des soignants se font actifs, soutenants : « Un médecin qui soutient le regard de son patient pour être sûr qu'il a bien compris le traitement qu'il lui a prescrit. Ces « regards-soutiens » tranchent avec le « non-regard » des patient.es qui ont souvent la tête et les yeux baissés. » (p.140). L'attention portée à la dimension relationnelle et émotionnelle du soin, ainsi qu'aux stratégies de « bricolage » et d'inventivité déployées par les équipes médicales, permettent de « Maintenir l'arc de travail, échapper aux « effets frontières » » (pp. 129-148), qui est le chapitre 3.
Ainsi, dans ces trois premiers chapitres, Tisserand articule les épreuves de l'exil (vulnérabilité, incertitude migratoire, errance, etc.) la sociologie de la santé, et une microsociologie du travail médical.
Enfin, dans le chapitre 4, intitulé « L'arrachement au pays comme enjeu médical » (pp. 149-206), Tisserand interroge les enjeux culturels et linguistiques dans la relation de soin, les risques de stéréotypes, et la complexification du diagnostic. En effet, à la frontière s'ajoute la barrière de la langue, qui peut elle aussi constituer un frein majeur à la prise en soin adéquate, à des consentements clairs, au respect du secret médical. Certaines situations peuvent engendrer chez les soignant.es des sentiments d'impuissances, de frustration. La migration transforme le colloque singulier, notamment par la présence d'un médiateur linguistique, car l'interprétariat n'est pas exempt de biais (p. 181). Construire des ponts n'est pas si simple dans lieu-frontière et là aussi, la créativité et l'ingéniosité des soignants ont toute leur place dans cette stratégie de « l'aller vers », dans un espace-temps qui bouleverse les normes d'une consultation classique. Tisserand explique que certain.es soignant.es exilé.es peuvent contribuer à une meilleure compréhension intersubjective, en endossant le rôle de passeur culturels. Par ailleurs, le « toucher », lui aussi, propre à une consultation classique, doit lui aussi être réinterrogé. La sociologue nous propose un « toucher affectif » (p.201), plus pathique, pleinement enraciné dans le care, lui aussi, qui s'attache à considérer les corps comme des corps-sujets, et non des corps-objets (p. 202), restaurant une forme de dignité aux exilé.es, trop souvent ballotés par les évènements. Au fil de ce dernier chapitre, Tisserand nous montre comment la consultation médicale rétablit ainsi les patients dans leur dignité de sujet.

Le livre de Chloé Tisserand se distingue par une structuration très claire. Son travail de recherche fait pleinement place aux descriptions du quotidien des soignants et aux extraits de terrain, dans ce « lieu frontière ». Des photos permettent d'illustrer et d'aider à la représentation des situations décrites. La présence d'encadrés rythmant le texte, permet d'approfondir certains points importants. L'ensemble met en lumière une médecine contrainte de s'adapter à l'imprévisibilité des parcours migratoires et aux effets problématiques des politiques de contrôle sur la santé, sur l'accroissement des inégalités de santé. Tisserand nous le démontre au travers de la restitution des dilemmes éthiques et pratiques auxquels sont confrontés les soignant.es, tiraillé.es entre l'urgence médicale, la fragmentation des soins et des trajectoires, l'accompagnement social et la gestion de leur propre impuissance.
Nous pourrions cependant évoquer une limite néanmoins : dans son analyse du « triptyque corps, frontière et soin à Calais » (p.35). Le point de vue des soignants est central, mais celui des exilés reste en retrait, ce qui limite la compréhension croisée des rapports de soin à la frontière. Pour autant, Calais, une médecine de l'exil est un livre important dans le domaine de la sociologie de la santé, pour comprendre comment la violence des frontières transforme la médecine et les institutions du soin, et comment les soignants réinventent au quotidien leur pratique face à la précarité et la détresse des exilés. Dans cette réflexion sur la spécificité de cette médecine de l'exil, qui est aussi une médecine de l'urgence, marquée par l'incertitude, Tisserand, tout au long de son travail, démontre comment prendre en compte la différence, la souffrance et la mobilité des exilé.es constitue un nouveau défi pour la médecine de ce siècle.

À contre-courant des politiques migratoires répressives, les professionnels de l'hôpital, qui soignent tout le monde sans distinction, proposent un regard renouvelé sur la prise en charge des exilé.es : « la rencontre médicale avec l'altérité donne lieu à des reconfigurations du soin. » (p.32). Ce regard, profondément humaniste, ne relève pas d'un principe abstrait : traversé par autrui, il se vit et se réinvente chaque jour. »

Pour aller plus loin :

  • Documentaire : TISSERAND Chloé, Les soignants de l'exil, 2019, France, 52 minutes
  • Thèse : TISSERAND Chloé, L'émergence d'une nouvelle médecine ? : Soigner les exilés à la frontière calaisienne. Sociologie. Université de Lille, 2021.

Recension : Amandine Andruchiw

essai philosophique Développement durable

Végétarismes pluriels et déprise carniste

de Amandine Andruchiw, Editions et presse universitaires de Reims, Coll. Epure, penser le développement durable, 2025, 277 pages

Ce livre, issu de la thèse de philosophie de l'autrice intitulée Le végétarisme en question, de la centralité des marges, interroge la manière dont les choix alimentaires reflètent des choix collectifs et politiques.
Elle rappelle que, si le végétarisme est pluriel, il est toujours une remise en cause de la consommation de viande et plus largement de ce qu'elle dénomme le carnocène, « ère de l'appropriation des corps par la vue, la mandication, le sang, la fragmentation de l'identité, la confiscation des ressources » (p. 33). Sa réflexion ne se limite pas à la seule éthique animale, mais englobe le réseau d'interactions plurielles (politiques, économiques, culturelles, etc.) qui structurent notre rapport au vivant, humain et non humain.
L'humain est omnivore et mange donc de la viande par choix, mais ce choix a été fortement orienté par « un système de croyance, une idéologie, une manière de voir et de vivre le monde, de considérer les autres espèces » (p. 26) : l'homme jugé supérieur acquérant, de ce fait, un droit de prédation sur l'animal (zoophagie) ou la viande, présentée totalement désanimalisée, perdant son lien avec l'animal (sarcophagie).
Le livre compte trois grandes parties, s'intéressant successivement aux discours qui soutiennent ou interrogent notre mode d'alimentation, puis aux penseurs qui, notamment dans les années 70, ont réfléchi et critiqué la société de consommation naissante, enfin aux réflexions élargies sur le système de domination rendant possible le carnocène, portée par les écoféministes.
Les diverses formes du solutionnisme technologique, devant permettre la poursuite des logiques de prédation et d'accumulation, sont interrogées (croissance verte, transanimalisme, …). Cette géo-ingénierie développée sans aucun contrôle donne l'illusion de réparer la nature mais ne remet pas en cause la croissance incontrôlée à laquelle, in fine, elle participe.
La fiction permet de cerner les tensions éthiques générées par la consommation de viande. L'autrice analyse ainsi des fictions mettant en scène les rapports violents entre homme et animal (Règne animal de Jean Baptiste Del Amo), le mythe de la viande heureuse (Le chant du poulet sous vide de Lucie Rico), l'homme devenu lui-même viande dans des dystopies suite à une invasion extra-terrestre (Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message), à une guerre chimique (Cadavres exquis d'Augusta Bazterrica), ou une extinction animale (Maddadam de Margaret Atwood).
Ces écofictions ont, pour l'autrice, un rôle d'éducation, de réflexion éthique de nos pratiques actuelles en modifiant la perspective : « en détruisant la limite, on la crée et on la montre » (p. 93). « Analphabètes de l'angoisse » selon les termes de Gunther Anders, nous sommes incapables de saisir les conséquences de nos actes (3,2 millions d'animaux tués tous les jours en France). Amandine Andruchiw note que les pratiques végétariennes ne trouvent pas de place dans ces fictions (car trop éloignées du modèle dominant ?).
Elle fait ensuite appel aux concepts toujours actuels des penseurs des années 70-80, pour réfléchir et espérer réformer la société de consommation : Illich (outil, convivial, homme austère), Gorz (norme du suffisant au sein d'un nouveau pacte social), Castoriadis (la liberté par l'auto-limitation), Latouche (abondance frugale). Ces réflexions peuvent s'appliquer, selon l'autrice, à l'alimentation et au végétarisme. Il faut décoloniser nos imaginaires actuellement déterminés par les lois du marché et du carnisme en réhabilitant par le commun les économies de la subsistance, en favorisant l'autonomisation de nos désirs. Le végétarisme peut participer de cette décolonisation.
Les réflexions de Donna Haraway sur la reconnaissance de notre position d'interdépendance permanente dans un seul et même compost universel, permettent aussi de décaler notre regard, d'imaginer la position de l'animal. De même les écoféministes des années 70, parties de luttes de terrain appellent à dépasser les dualismes (nature/culture, femme/homme) générant une dévalorisation implicite d'un des termes, pour accepter nos vulnérabilités partagées, se fondant sur une éthique relationnelle et contextuelle de la responsabilité proche de l'éthique du care.
Le végétarisme permet de déconstruire les discours (langage dévalorisant l'animal) et les pratiques alimentaires pour faire communauté autrement, pour développer un rapport au monde moins violent et injuste, pour penser un monde solidaire dont nous sommes un membre. « Le végétarien doit avant tout décider de parler de ce qu'il voit derrière le voile des faux-semblants au moins autant que de cesser de manger de la viande » (p. 223) « il incarne la transgression des frontières, la remise en question des agencements sociaux et politiques existants et à venir » (p. 224) donnant une valeur morale aux aliments qui sont dans l'assiette. Tout en se méfiant d'un végétalisme ontologique, celui d'un consommateur privilégié, niant d'autres contextes où des choix alimentaires limités doivent conduire à la consommation de viande
En conclusion l'autrice appelle à « défendre des végétarisme contextualisés, territorialisés, animés, vivants, joyeux, comme autant de boussoles vis-à-vis d'une réalité riche et complexe » (p. 277)

Recension : Patrick Karcher