Décembre 2024 - n°12

édito

Loi fin de vie : redémarrage mais pour aller où ?

Gérard Audibert,
directeur du site lorrain de l’EREGE

En Mai 2024, le tant attendu projet de loi sur la fin de vie était déposé à L’Assemblée Nationale. Il comprenait deux volets, l’un concernant les soins palliatifs, l’autre décrivant une aide à mourir.

Ce projet était l’aboutissement d’un long chemin. Accompagnant une demande sociétale toujours plus forte, le Comité Consultatif National d’Ethique, dans son avis 139 en date de septembre 2022, ouvrait la porte à une aide active à mourir, prenant la forme d’une assistance au suicide. Plusieurs conditions devaient être réunies : elle pouvait être ouverte « aux personnes majeures atteintes de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances physiques ou psychiques réfractaires, dont le pronostic vital était engagé à moyen terme. » La personne devait disposer d’une « autonomie de décision au moment de la demande, de façon libre, éclairée et réitérée ». Le médecin en charge du patient devait pouvoir bénéficier d’une clause de conscience. Dans la foulée de la publication de cet avis, une convention citoyenne était réunie : elle se prononçait majoritairement pour une aide à mourir, d’accès beaucoup plus large, comprenant une légalisation de l’euthanasie. Le projet de loi déposé en mai 2024 reprenait globalement les propositions de l’avis 139. Il recevait un accueil partagé des soignants, maillons essentiels dans l’application de la future loi. D’un côté, emmenée par la société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), se manifestait une opposition farouche de toute forme d’aide à mourir. De l’autre côté, ce projet de loi, plutôt modéré, était accueilli favorablement par d’autres soignants.

En préalable des débats parlementaires, une commission spéciale était réunie sous la présidence d’Agnès Firmin Le Bodo. Le texte initial était alors profondément bouleversé. La notion de pronostic vital engagé à moyen terme était supprimée et remplacée par « maladie en phase avancée ou terminale ». La notion de collégialité médicale dans la prise de décision avait disparu. Etait prévue la création d’un délit d’entrave à l’aide à mourir (sur le modèle du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse). Le texte rendait obligatoire un référencement des professionnels de santé volontaires. Ces modifications laissaient craindre une moindre acceptation des soignants, heurtés par une nouvelle version qui s’éloignait des valeurs fondamentales du soin.

Cependant, la dissolution de l’Assemblée Nationale en juin 2024 stoppait tous les débats, laissant penser un retard important dans l’élaboration d’une éventuelle loi. Cinq mois plus tard, la question vient d’être récemment relancée. Le Premier Ministre s’est prononcé pour une réouverture du débat parlementaire, à partir du 27 janvier 2025. Par ailleurs, la Présidente de l’Assemblée Nationale a poussé à une reprise du débat, en cosignant une proposition de loi avec Olivier Falorni, appuyée par 218 députés, issus de neuf groupes parlementaires différents, ce qui confirme que cette réflexion transcende les clivages politiques.

Le point de départ du nouveau débat n’est actuellement pas précisé. S’agit-il du projet initial ? S’agit-il du texte modifié par la Commission spéciale ? Quelles seront les modifications définitives de la loi votée par l’Assemblée Nationale ? Et comment le Sénat va-t-il amender le nouveau texte, sachant que dans un rapport d’information de 2023, il s’était opposé à toute forme d’aide active à mourir ?

La moitié des Français considère que les lois actuelles ne garantissent pas le respect de leurs souhaits pour la fin de vie mais, en réalité, seuls 16% d’entre eux sont réellement bien informés sur ces lois (Sondage BVA, octobre 2022). A une écrasante majorité, les Français se disent favorables à une légalisation de l’euthanasie dans le cadre de « maladies insupportables et incurables » (sondage IFOP mai 2024). Cette demande sociétale doit être entendue par le législateur. On ne peut que se réjouir de la reprise du débat parlementaire. Mais la variété des propositions est telle qu’il est difficile d’imaginer le résultat final, qui ne sera pas connu avant de longs mois d’échanges parlementaires.
D’ici là, maintenons une sérénité dans les discussions qui sera indispensable à la mise en œuvre de la future loi, quelle qu’elle soit.

Définition

Explication d'un thème lié au questionnement éthique

Amandine Andruchiw, coordinatrice du site d'appui champardennais

La E-santé

La e-santé est le terme retenu en France pour désigner l’ensemble des applications issues des technologies de l’information et de la télécommunication (TIC) au service de la santé.

La e-santé est le terme retenu en France pour désigner l’ensemble des applications issues des technologies de l’information et de la télécommunication (TIC) au service de la santé. Cela recouvre des supports et des outils divers, développés dans le champ de la santé et qui concernent la prévention, le diagnostic, la prescription, le suivi médical, le parcours de soin, l’information et son traitement, la recherche médicale, la production de logiciels, la dématérialisation….
La E-santé est un système, c’est-à-dire que ses différentes composantes sont en interaction les unes avec les autres, voire se nourrissent les unes les autres. Elle se compose d’une partie visible :

  • La télésanté (Code de la santé publique - article R6316-1) : la télémédecine (consultation médicale à distance), le télésoin (forme de pratique de soin à distance qui met en rapport un patient avec un ou plusieurs pharmaciens ou auxiliaires médicaux), la télé-expertise, (sollicitation à distance par un professionnel médical de l’avis d’un ou de plusieurs spécialistes), la télésurveillance médicale (interprétation à distance des données nécessaires au suivi d’un patient et permettant la prise de décisions) ;
  • Le dossier patient (espace santé et dossier médical partagé) qui a pour objet de centraliser les informations de santé relatives au patient, de lui permettre d’être acteur de sa santé mais aussi de bénéficier d’un personnalisé préventif personnalisé ;
  • Les outils connectés (applications mobiles, objets connectés, par exemple suivi des glycémies de patients diabétiques, monitorings cardiaques embarqués) ;
  • La dématérialisation des supports administratifs (transfert d’informations, feuille de soin, facturation, prise de rendez-vous, Carte Vitale…)

… Et d’une partie non visible par les patients, car la e-santé est un système qui fonctionne avec et à partir des données de santé collectées qu’on appelle données massives de santé ou data de santé.

Messieurs Christophe Humbert, chercheur en sociologie et Vivien Garcia philosophe, apportent leurs éclairages à travers deux discussions.

Lire l'interview de Vivien Garcia (PDF)

L'outil numérique dans le soin- Christophe Humbert-chercheur en sociologie

presse

Les articles scientifiques ou grand public qui posent des questions éthiques

Dr Patrick Karcher, directeur de l'EREGE et Pr Gérard Audibert, directeur du site d’appui lorrain

Les biais du consentement par la communication facilitée

Dr Patrick Karcher,
directeur de l'EREGE

La communication facilitée peut-elle trahir l’autonomie des personnes ?

Au mois de juin, Netflix a diffusé aux USA Tell Them You Love Me, un documentaire retraçant l’histoire d’une professeure d’université, condamnée pour agression sexuelle aggravée en 2015 après avoir violé un jeune homme de 28 ans profondément handicapé intellectuellement, dont elle prétendait avoir obtenu le consentement par le biais d’une communication facilitée. Ce fut l’occasion pour le Hasting Center de rappeler les dangers de cette forme de communication.

La communication facilitée est une méthode conçue dans les années 1980 par Rosemary Crossley, une enseignante australienne, destinée à améliorer les capacités de communication de personnes handicapées. S’inspirant de cette technique, l'orthophoniste Anne-Marguerite Vexiau a développé en France la psychophanie (du grec psyché : âme, et phanein : mettre au jour) : le praticien s’installe à côté de la personne porteuse de handicap et lui soutient la main pour écrire sur un clavier. Des échanges ponctuent la séance entre les temps d’écriture. Le praticien remet ensuite le texte à la personne. La communication facilitée a été initialement conçue pour des patients infirmes moteurs cérébraux, puis testée et utilisée surtout avec des autistes ayant de grandes difficultés à communiquer.

La technique apparait donc comme un soutien à l’autonomie de décision de la personne en situation de handicap et semble intuitivement réalisée pour le bien de celle à qui elle s’adresse. Le problème, comme cela apparaît dans l’affaire judiciaire citée, est que la communication facilitée ne traduit pas nécessairement (et même rarement) la volonté de la personne aidée. C’est ce que rappellent deux revues de littérature colligeant des dizaines d’études contrôlées remontant déjà aux années 1990 et qui montrent, de manière concordante, que les praticiens de la communication facilitée dirigent (souvent involontairement) les résultats par le biais d’une foule d’indices psychologiques et idéomoteurs (mimiques et attitudes).

Cette affaire est exemplaire à deux titres : d’une part, elle montre qu’au nom d’une maximisation de leur autonomie de décision, on peut en venir à oublier le devoir de protection des personnes ayant une autonomie fonctionnelle diminuée ; d’autre part, elle réinterroge plus largement la valeur relative du consentement lorsque celui-ci est guidé que cela soit, comme dans ce cas, par une méthode de communication ou, comme c’est le cas le plus courant, par l’information donnée. Les biais sont toujours présents, il faut en être conscient pour pouvoir les étudier et espérer les réduire.

événements

Un retour argumenté sur les manifestations réalisées ou soutenues par l’EREGE

Laure Pesch, coordinatrice du site d’appui alsacien

Cycle de webinaires : Me soigner demain : qui ? où ? comment ? pourquoi ?

Organisé par l’EREGE ce cycle de webinaires a pour objet de réfléchir collectivement sur ce que soigner signifie dans les territoires à l’aulne des changements rapides de notre société.

" Le troisième webinaire de notre cycle s’est déroulé le 1er octobre de 18h à 20h. Il a permis à chacun des intervenants de mettre en avant la nécessaire prise en soin spécifique des personnes en situation de handicap. Nous avons également abordé le sujet de la vieillesse associée au handicap : un cumul de vulnérabilités diminuant encore la facilité d’accès aux soins. Des initiatives prenant en compte ces besoins particuliers sont à valoriser mais encore peu nombreuses sur le territoire ; les chiffres de l’étude Handifaction nous confrontent à la réalité. "

REPLAY webinaire 3 : Accès aux soins des personnes en situation de handicap

REPLAY : La contention : un soin ? une question éthique ? Regards croisés

Quelles questions éthiques pose ou peut poser l’usage de la contention physique ?

La contention physique est un usage courant dans le soin. Son utilisation peut mettre en tension les équipes soignantes. Elle interroge aussi la nature de l’accompagnement des personnes notamment les personnes âgées qui ont des maladies neuro-évolutives qui altèrent leur comportement, leur rapport à l’espace et aux autres, le rapport de chacun dont les familles au risque, mais aussi à la liberté. M Patrick Karcher, médecin gériatre, directeur de l’EREGE a posé les tensions éthiques soulevées par l’usage de la contention physique en posant la question de savoir si la contention est un soin. Michaël Roquart juriste, membre du Conseil d’orientation du site d’appui alsacien de l’EREGE a rappelé le vide juridique dans lequel se trouve la contention tout en mettant en exergue les droits fondamentaux des personnes. M Frédéric Jeannin, psychologue clinicien a quant à lui partagé l’étude qu’il a menée en SMR pour, par le biais d’entretiens, mettre en exergue les perceptions et vécus de la contention de patients âgés, de leurs proches et des professionnels de santé du service.

REPLAY : La contention : un soin ? une question éthique ? Regards croisés.

Ressources documentaires

Colloque annuel de l' Association SOSS : Santé Orale et Soins Spécifiques , dédié à la thématique « Parcours de santé orale adaptée : de la formation à la pratique ».

Un événement important pour l’amélioration de l’accès aux soins bucco dentaires des personnes en situation de handicap

Organisé par Mme Sahar Moussa-Badran, maître de conférences-praticien hospitalier d'odontologie, docteure en droit de la santé, titulaire d’un DU d’Éthique en santé, et directrice du site d'appui champardennais de l'EREGE, ce colloque a été le lieu d’échanges fructueux et d’élaboration de pistes d’amélioration nombreuses.

Si la santé orale fait partie intégrante de la santé générale, il n'en reste pas moins qu'elle est souvent négligée, par manque de connaissances et/ou de formations des aidants familiaux ou des professionnels. Alors, comment améliorer le parcours de santé et en réduire l’effet anxiogène ? Ce colloque a pu répondre : en mettant l'accent sur la prévention et en agissant en amont par la formation des acteurs entourant la personne à besoins spécifiques. La formation est en effet un des leviers les plus importants dans l'amélioration de l'accès aux soins des personnes en situation de handicap, et les différents intervenants qui se sont succédé sur ces deux jours en ont fait la démonstration.

L'objectif principal de ce colloque était de partager les savoirs et les expériences en matière de prise en charge bucco-dentaire des personnes en situation de handicap. Cet événement a également été l’occasion pour les professionnels de santé bucco-dentaire de se former et de se mettre à jour sur les dernières avancées dans le domaine de la santé bucco-dentaire des personnes en situation de handicap.

Une table ronde avec des aidants et des personnes en situation de handicap a été riche en témoignages, en échanges et en pistes de réflexion partagées avec les soignants présents. Nul doute que certaines initiatives seront redéployées dans d’autres territoires.

L’association SOSS s’adresse tant aux personnes en situation de handicap et/ou en perte de dépendance ou d’autonomie, qu’aux professionnels chirurgiens-dentistes, assistantes dentaires et de santé, ainsi qu’aux professionnels de de l’accompagnement du secteur médico-social. SOSS fédère les réseaux d’accès à la santé bucco-dentaire régionaux de type HANDIDENT.

Chaîne Youtube de l'association
Programme et présentation de l'association

culture

Tour d’horizon d’œuvres qui nous permettent d’aborder des questionnements éthiques de manière singulière

Laure Pesch, coordinatrice du site d'appui alsacien

Lecture ESSAI

L’homme augmenté Futurs de nos cerveaux

Raphaël Gaillard, Ed. Grasset 2024

Thème : Comment l'homme a toujours cherché à augmenter ses capacités

Dans son livre, Raphaël Gaillard s’interroge sur les différents moyens que l’homme a trouvés pour s’augmenter. Les soins de restauration ne sont-ils pas une façon de s’augmenter, faute de pouvoir restituer la personne fidèlement à son état antérieur ? La recherche sur la réduction des capacités mnésique (la quête de l’oubli dans le cadre des traumatismes psychiques) ne serait-elle pas aussi une augmentation ? L’utilisation des drogues psychoactives ne permet-elle pas également d’accéder à un état augmenté ? … Cependant, ces progrès et cette augmentation de l’être humain ne sont pas accessibles à tous, de nouvelles inégalités se tissent entre les personnes : « Il nous faut donc prendre le temps d’examiner non seulement la réalité de l’augmentation actuelle et à venir mais ses conséquences indirectes, à commencer par la façon dont elle divise l’humanité. » (p181) Dans cette recherche d’amélioration permanente, Raphaël Gaillard nous encourage à garder à l’esprit que nous ne sommes que des hommes et que l’évolution de notre cerveau d’homo sapiens s’est dirigée vers plus de complexité que de robustesse. Par conséquent, de nombreux bugs interviennent chez nos semblables, de plus en plus nombreux à souffrir de troubles mentaux. Alors, qu’en est-il de cette hybridation du cerveau humain si ce dernier n’est déjà pas en mesure de supporter son propre fonctionnement ? L’ajout de nouvelles facultés à l’homme bouleverserait un équilibre déjà fragile, tandis que l’IA (intelligence artificielle), imprégnée de nos données humaines va aussi devoir progresser : « L’IA va devoir travailler à son harmonie, inventer sa propre figure de l’homme de Vitruve » (p221). Ainsi, alors que nous encensons l’IA, elle se montre encore insuffisante face à certaines questions : elle y répond parfois en inventant des notions théoriques farfelues, est incapable de créativité artistique et est surtout sur-consommatrice d’une énergie que nous savons précieuse et limitée. Nous voyons donc cette entité plus parfaite que ce qu’elle est réellement et face à sa progression rapide, il est important de nous questionner sur les axes à emprunter, « nous n’aurons pas le temps de l’expérimentation comme préalable à toute décision » (p227). Pour répondre à ce défi, Raphaël Gaillard nous propose de consolider nos acquis et de revenir à nos fondamentaux, notamment au livre, « cet objet associant écriture et lecture, constitue la grande hybridation de l’humanité » (p245). Une hybridation qui nous rend intelligents : « Il ne s’agit pas de lire pour apprendre, de lire pour s’engraisser de cette infobésité omniprésente, mais pour se souvenir de qui l’on est ou plutôt devenir ce que l’on est » (p295), « La matière cérébrale traversée par les savoirs en garde la trace indélébile, non au titre de chacun de ces savoirs et de leur possible restitution, mais des voies qu’ils y ont forgées. » (p321). Notre intelligence humaine nous permettrait donc de ne plus nous mesurer à celle de l’IA afin de savoir qui l’emporterait, mais de réfléchir à l’association la plus souhaitable, celle qui servirait au mieux l’humanité. Raphaël Gaillard souligne l’importance de la préparation des générations jeunes et futures en insistant sur l’écriture et la lecture, un prérequis à cette hybridation numérique qui nous accompagne aujourd’hui : un apprentissage qui permet de « Façonner plutôt que de nous encombrer de connaissances » (p338), et d’«instituer une jeune personne, c’est-à-dire lui donner les moyens de son autonomie » (p339).

Recension : Bénédicte Thiriez, coordinatrice du site d'appui lorrain

L'home augmenté futurs de nos cerveaux
Lecture ESSAI

Que faire de l’intelligence artificielle ? Petite histoire critique de la raison artificielle

Ed. Bibliothèque Rivages Payot, 2024, 124 pages

Thème : Intelligence artificielle

L’ouvrage de Vivien Garcia retrace l’histoire de l’intelligence artificielle qui se construit depuis le Turc mécanique du 18ème siècle jusqu’à aujourd’hui. L’homme rêve en effet depuis longtemps d’une intelligence non humaine qui l’accompagnerait, voire rivaliserait avec la sienne jusqu’à lui devenir supérieure ? L’auteur lie les différentes étapes de la recherche scientifique et de ses réalisations (cybernétique, systèmes experts, intelligence dite artificielle, intelligence artificielle générative, LLM) à des questionnements philosophiques, politiques, éthiques qui pour lui sont les seuls à même d’interroger, d’être « alertes aux dimensions normatives des objets techniques, [en] n’ayant de cesse d’interroger la manière dont ils recomposent nos interactions, les font exister » (p124). L’éthique a par vocation sa place dans le débat autour de l’IA, non en posant une forme de labellisation de l’objet, mais bien toujours et encore en interrogeant la norme afin de questionner ses fondements, sa construction, sa place, son rôle dans les interactions. La « puissance évocatrice » (p.10) du terme intelligence artificielle met en effet la philosophie à l’épreuve de la penser, de penser ses ressorts, de penser l’objet technique, ses constructions et ses usages mais aussi le rapport qu’il entretient avec l’homme et ses fantasmes. Notamment celui de reproduire le cerveau humain dans la machine, ce que trahit l’utilisation d’un vocabulaire « anthropomorphique » (p.79) lorsque qu’on parle de réseaux de neurones, d’apprentissage…

Est-ce que les systèmes, entraînés, dotés d’informations entrantes massives peuvent être qualifiés d’intelligents ? En écho à Daniel Andler dans Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme où l’auteur affirme que l’intelligence est la capacité de l’homme non seulement à résoudre un problème, ce que sait aussi faire la machine, mais aussi la capacité à juger de la situation dans laquelle il est, Vivien Garcia penche pour répondre également par la négative. Si on avance que l’intelligence est une aptitude mentale, à partir de capacités cognitives plurielles, à appréhender et organiser les données d’une situation, à mettre en relation les procédés à employer avec le but à atteindre, à choisir les moyens ou à découvrir les solutions originales qui permettent l'adaptation aux exigences de l'action, peut-on aussi parler d’intelligence des systèmes experts, de l’IA, de l’IA générative ? Le système artificiel connait les données du problème qu’on lui fournies, mais pas la situation ni ses qualifications. Les situations que résout la machine, sont comme des matrices de jeu, closes et désincarnées. Et l’auteur de montrer que « La transformation d’une [telle] situation en un problème ne peut conduire qu’à sa désincarnation, à la mise en exergue de ses caractéristiques les plus aisément modélisables, à l’exclusion d’une multitude de faits, au rejet de l’évènement, de l’imprévu.» (p.63). En signifiant que les données qui nourrissent les systèmes « ne sont jamais le monde […] elles n’offrent qu’une collection de points de vue sur celui-ci » et que « [un réseau de neurones] ne se fait pas tout seul : il faut bien une certaine expertise pour définir l’architecture qui fera parler les données ». (p.64). On retrouve ici l’entendement fonction propre de l’esprit développée dans la « Critique de la raison pure », 1781 du philosophe E. Kant. L’entendement qui permet de trier, catégoriser, relier entre eux les éléments pour définir un schéma, une vérité scientifique. Aussi Vivien Garcia insiste sur le rôle essentiel que tient l’homme dans la construction des système d’IA, car il faut « un travail préliminaire d’ingénierie des connaissances. Son enjeu est la représentation, dans les formats numériques, des savoirs humains, sur lesquels s’appuie l’expertise reproduite » (p.71). Et même dans les systèmes de réseaux de neurones, entraînés, l’auto apprentissage par la machine se fait en fonction de modèles recherchés

Pour interroger la norme, l’auteur questionne les données qui « ne sont jamais données » en ce sens que ce n’est pas la machine par son expérience du monde qui les identifient, « elles sont le fruit de différentes normes et médiations techniques, sociales et culturelles plus ou moins conscientes et affirmées » (p.84). Elles ne sont pas le monde. L’IA comme tout objet technique n’est donc ni neutre, ni infaillible. Elle contribue pourtant à construire des normes parfois empreintes de biais. A l’argument qui consiste à dire que plus il y aura de données mieux les biais seront évités l’auteur répond « imaginer qu’une plus grande variété au sein du corpus d’entraînement, voire une symétrie d’opinion, résoudrait le problème est un leurre. » (P.109) car toute donnée entrée l’est en un lieu et un temps précis (cf. Emmanuel Kant) et est le fruit d’un consensus ou d’un compromis social et politique. L’IA générative qui marque une nouvelle étape, car elle peut produire du contenu textuel, graphique, sonore, -dont les LLM sont une sous-catégorie- renforce cette idée. Là encore « Il n’y a pas de LLM neutre, il y a tout au plus des données de sortie en phase avec certaines valeurs » (p109). Penser que les modèles de langage construiraient un modèle du monde qu’ils comprennent, est une erreur d’abord parce que le dialogue entre humain ne consiste pas seulement en texte entré, il est empreint de symbolique, il aussi un échange fait d’intention communicative. Ensuite parce que l’entraînement des LLM repose sur des jeux de données, et ces jeux parce qu’ils évoluent dans un monde clos, en sont une réduction et ne peuvent représenter le monde. La matérialité du monde porté par le langage ne peut pas y trouver représentation.

Le sous-titre du livre « Petite histoire critique de la raison artificielle » apparaît comme une invitation à relire E. Kant pour s’interroger sur la place que prennent les modèles issus de l’IA dans la construction des savoirs, dans la construction des normes. Est-ce que la raison critique peut-être artificielle ?

Recension : Laure Pesch, coordinatrice du site d'appui alsacien

Que faire de l’intelligence artificielle ? Petite histoire critique de la raison artificielle