Lecture ESSAI
Que faire de l’intelligence artificielle ? Petite histoire critique de la raison artificielle
Ed. Bibliothèque Rivages Payot, 2024, 124 pages
Thème : Intelligence artificielle
L’ouvrage de Vivien Garcia retrace l’histoire de l’intelligence artificielle qui se construit depuis le Turc mécanique du 18ème siècle jusqu’à aujourd’hui. L’homme rêve en effet depuis longtemps d’une intelligence non humaine qui l’accompagnerait, voire rivaliserait avec la sienne jusqu’à lui devenir supérieure ?
L’auteur lie les différentes étapes de la recherche scientifique et de ses réalisations (cybernétique, systèmes experts, intelligence dite artificielle, intelligence artificielle générative, LLM) à des questionnements philosophiques, politiques, éthiques qui pour lui sont les seuls à même d’interroger, d’être « alertes aux dimensions normatives des objets techniques, [en] n’ayant de cesse d’interroger la manière dont ils recomposent nos interactions, les font exister » (p124). L’éthique a par vocation sa place dans le débat autour de l’IA, non en posant une forme de labellisation de l’objet, mais bien toujours et encore en interrogeant la norme afin de questionner ses fondements, sa construction, sa place, son rôle dans les interactions. La « puissance évocatrice » (p.10) du terme intelligence artificielle met en effet la philosophie à l’épreuve de la penser, de penser ses ressorts, de penser l’objet technique, ses constructions et ses usages mais aussi le rapport qu’il entretient avec l’homme et ses fantasmes. Notamment celui de reproduire le cerveau humain dans la machine, ce que trahit l’utilisation d’un vocabulaire « anthropomorphique » (p.79) lorsque qu’on parle de réseaux de neurones, d’apprentissage…
Est-ce que les systèmes, entraînés, dotés d’informations entrantes massives peuvent être qualifiés d’intelligents ? En écho à Daniel Andler dans Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme où l’auteur affirme que l’intelligence est la capacité de l’homme non seulement à résoudre un problème, ce que sait aussi faire la machine, mais aussi la capacité à juger de la situation dans laquelle il est, Vivien Garcia penche pour répondre également par la négative. Si on avance que l’intelligence est une aptitude mentale, à partir de capacités cognitives plurielles, à appréhender et organiser les données d’une situation, à mettre en relation les procédés à employer avec le but à atteindre, à choisir les moyens ou à découvrir les solutions originales qui permettent l'adaptation aux exigences de l'action, peut-on aussi parler d’intelligence des systèmes experts, de l’IA, de l’IA générative ? Le système artificiel connait les données du problème qu’on lui fournies, mais pas la situation ni ses qualifications. Les situations que résout la machine, sont comme des matrices de jeu, closes et désincarnées. Et l’auteur de montrer que « La transformation d’une [telle] situation en un problème ne peut conduire qu’à sa désincarnation, à la mise en exergue de ses caractéristiques les plus aisément modélisables, à l’exclusion d’une multitude de faits, au rejet de l’évènement, de l’imprévu.» (p.63). En signifiant que les données qui nourrissent les systèmes « ne sont jamais le monde […] elles n’offrent qu’une collection de points de vue sur celui-ci » et que « [un réseau de neurones] ne se fait pas tout seul : il faut bien une certaine expertise pour définir l’architecture qui fera parler les données ». (p.64). On retrouve ici l’entendement fonction propre de l’esprit développée dans la « Critique de la raison pure », 1781 du philosophe E. Kant. L’entendement qui permet de trier, catégoriser, relier entre eux les éléments pour définir un schéma, une vérité scientifique. Aussi Vivien Garcia insiste sur le rôle essentiel que tient l’homme dans la construction des système d’IA, car il faut « un travail préliminaire d’ingénierie des connaissances. Son enjeu est la représentation, dans les formats numériques, des savoirs humains, sur lesquels s’appuie l’expertise reproduite » (p.71). Et même dans les systèmes de réseaux de neurones, entraînés, l’auto apprentissage par la machine se fait en fonction de modèles recherchés
Pour interroger la norme, l’auteur questionne les données qui « ne sont jamais données » en ce sens que ce n’est pas la machine par son expérience du monde qui les identifient, « elles sont le fruit de différentes normes et médiations techniques, sociales et culturelles plus ou moins conscientes et affirmées » (p.84). Elles ne sont pas le monde. L’IA comme tout objet technique n’est donc ni neutre, ni infaillible. Elle contribue pourtant à construire des normes parfois empreintes de biais. A l’argument qui consiste à dire que plus il y aura de données mieux les biais seront évités l’auteur répond « imaginer qu’une plus grande variété au sein du corpus d’entraînement, voire une symétrie d’opinion, résoudrait le problème est un leurre. » (P.109) car toute donnée entrée l’est en un lieu et un temps précis (cf. Emmanuel Kant) et est le fruit d’un consensus ou d’un compromis social et politique. L’IA générative qui marque une nouvelle étape, car elle peut produire du contenu textuel, graphique, sonore, -dont les LLM sont une sous-catégorie- renforce cette idée. Là encore « Il n’y a pas de LLM neutre, il y a tout au plus des données de sortie en phase avec certaines valeurs » (p109). Penser que les modèles de langage construiraient un modèle du monde qu’ils comprennent, est une erreur d’abord parce que le dialogue entre humain ne consiste pas seulement en texte entré, il est empreint de symbolique, il aussi un échange fait d’intention communicative. Ensuite parce que l’entraînement des LLM repose sur des jeux de données, et ces jeux parce qu’ils évoluent dans un monde clos, en sont une réduction et ne peuvent représenter le monde. La matérialité du monde porté par le langage ne peut pas y trouver représentation.
Le sous-titre du livre « Petite histoire critique de la raison artificielle » apparaît comme une invitation à relire E. Kant pour s’interroger sur la place que prennent les modèles issus de l’IA dans la construction des savoirs, dans la construction des normes. Est-ce que la raison critique peut-être artificielle ?
Recension : Laure Pesch, coordinatrice du site d'appui alsacien